Réflexions sur une dictature « sans larmes ». Que faire ?
« Il y aura dès la prochaine génération une méthode pharmaceutique pour faire aimer aux gens leur propre servitude, et créer une dictature sans larmes, pour ainsi dire, en réalisant des camps de concentration sans douleur pour des sociétés entières, de sorte que les gens se verront privés de leurs libertés, mais en ressentiront plutôt du plaisir ».
C’est un extrait du discours prononcé en 1961 à la California Medical School de San Francisco par Aldous Huxley, écrivain, romancier et philosophe britannique. Auteur de près de cinquante ouvrages, il est surtout connu pour ses romans, dont Le Meilleur des mondes roman d’anticipation dystopique.
Une dystopie est un récit de fiction dépeignant une société imaginaire organisée de telle façon qu'il est impossible de lui échapper et dont les dirigeants peuvent exercer une autorité totale et sans contraintes de séparation des pouvoirs, sur des citoyens qui ne peuvent plus exercer leur libre arbitre.
Trente années plus tard, Huxley garde donc la même conviction : « la révolution pharmacologique est en cours ». Les dictateurs du futur devront « obtenir le consentement des gouvernés » et pour cela, en plus des moyens de propagande, ils utiliseront des substances médicamenteuses (étymologiquement, pharmakon, en grec, est à la fois remède et poison, comme beaucoup de drogues ou de médicaments, toujours ambivalents selon les doses ingérées ou injectées). Mais le plus grand danger de l’époque, « c’est que les gens soient heureux sous le nouveau régime ».
Bien que le roman « Le Meilleur des mondes” date de 1932, le livre semble être inspiré de nos jours. L’auteur a très bien décrit le nouveau monde, qui est loin d’être meilleur. Dans le monde, il existe déjà de telles dictatures « sans larmes », où les gens n’ont plus aucune envie de se révolter, parce que le lavage de cerveau, la propagande à laquelle ils sont soumis tous les jours à travers des médias inhibe tout instinct de critique ou de révolte.
La propagande dans une dictature « sans larmes »
« Dans leur propagande, les dictateurs contemporains s’en remettent le plus souvent à la répétition, à la suppression et à la rationalisation répétition de slogans qu’ils veulent faire accepter pour vrais, suppression de faits qu’ils veulent laisser ignorer, déchaînement et rationalisation de passions qui peuvent être utilisées dans l’intérêt du Parti ou de l’Etat. L’art et la science de la manipulation en venant à être mieux connus, les dictateurs de l’avenir apprendront sans aucun doute à combiner ces procédés avec la distraction ininterrompue qui, en Occident, menace actuellement de submerger sous un océan d’inconséquence la propagande rationnelle indispensable au maintien de la liberté individuelle et à la survivance des institutions démocratiques », explique l’auteur.
Actuellement, les guerres ne sont pas gagnées par la violence, mais en réduisant l’accès à l’éducation, à la culture et à la vraie science. Un individu inculte a un horizon de pensée limité. Il ne posera pas de questions sur ce qui se passe autour de lui, mais il acceptera sa condition d’esclave. D’autant plus qu’il ne voudra pas critiquer ou sortir dans la rue pour protester / se révolter contre les gouvernements. En d’autres termes, s’il n’y a pas de sagesse, il n’y a pas de révolte.
A une époque où la surpopulation s’accélère, où l’excès d’organisation s’accentue, où les moyens d’information à l’échelle planétaire deviennent sans cesse plus efficaces, comment pouvons-nous sauvegarder l’intégrité et réaffirmer la valeur de la personnalité humaine ? C’est là un problème que l’on peut encore poser et peut-être résoudre effectivement. Dans une génération d’ici, il risque d’être trop tard pour trouver une réponse et peut-être même sera-t-il impossible dans l’ambiance collective étouffante de ces temps futurs, de poser la question.
Comment apprendre la liberté
« Dans leur propagande antirationnelle, les ennemis de la liberté pervertissent systématiquement les ressources du langage pour amener, par la persuasion insidieuse ou l’abrutissement, leurs victimes à penser, à sentir et à agir comme ils le veulent eux, les manipulateurs.
Apprendre la liberté (et l’amour et l’intelligence qui en sont à la fois les conditions et les résultats) c’est, entre autres choses, apprendre à se servir du langage. Au cours des deux ou trois dernières générations, les philosophes ont consacré beaucoup de temps et de réflexion à l’étude des symboles et au sens du sens. Comment les mots et les phrases que nous prononçons se rattachent-ils aux choses, aux personnes et aux événements avec lesquels nous sommes en contact dans notre existence journalière ? Examiner ce problème nous prendrait trop longtemps et nous entraînerait trop loin. Qu’il suffise de dire que tous les matériaux intellectuels nécessaires pour s’instruire à fond dans le maniement du langage – à tous les niveaux depuis le jardin d’enfants jusqu’aux cours postscolaires – sont actuellement à notre disposition. On pourrait commencer sans délai à inculquer l’art de distinguer entre les usages correct et abusif des symboles. Bien plus, on aurait pu le faire depuis trente ou quarante ans. Et pourtant, nulle part on n’enseigne aux enfants une méthode systématique pour faire le départ entre le vrai et le faux, une affirmation sensée et une autre qui ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que leurs aînés, même dans les pays démocratiques, ne veulent pas qu’ils reçoivent ce genre d’instruction », souligne l’écrivain britannique Aldous Huxley.
Que faire ?
Bien qu’il semble de plus en plus difficile de respecter certaines valeurs, de développer un esprit critique, d’être informé de plusieurs sources, de ne pas être dépendant des médias, des réseaux sociaux, peut-être seulement ces gestes peuvent nous sauver de la servitude.
Fondamentalement, l’auteur reste optimiste dans les capacités de l’intelligence créatrice des humains, apte à inventer de nouvelles façons de lutter contre les « ennemis de la Liberté », même si parfois elles restent marginales.
Il propose aussi d’« interdire la propagande irrationnelle », milite pour une « distribution plus étendue des richesses », mais aussi pour « la décentralisation de la puissance économique en évitant les Grosses Affaires », car « il est dangereux de laisser une oligarchie dirigeante concentrer trop de pouvoir entre ses mains ».
Mais qu’est-ce que la liberté pour Huxley ? « Pour le termite, le service de la termitière représente l’indépendance parfaite ». Pour l’humain, même si c’est malheureusement souvent vrai, ce doit être l’inverse. « Apprendre la liberté (et l’amour et l’intelligence qui en sont à la fois les conditions et les résultats), c’est entre autres choses, apprendre à se servir du langage. »
« Être instruit pour être libre », tel est le titre de l’avant-dernier chapitre : l’éducation, voilà donc le Graal pour Huxley. Non pas une éducation à la consommation et à la production, c’est-à-dire la formation d’un bloc de compétences prêt à être absorbé par le marché du travail, mais le développement d’un esprit critique, affûté au « démontage des rouages de la propagande », ainsi que d’une culture humaniste digne de ce nom, permettant au citoyen d’accéder à une meilleure connaissance et compréhension du monde et de soi-même.
Il faut donc relire le Meilleur des Mondes, puisque c’est à ces objectifs qu’il se destine.
Plus d’extraits d’essai de nature philosophique (paraît ainsi en 1958) Retour au Meilleur des Mondes ICI.